Les Lumières, un siècle de débats, en débat

10 / 06 / 2015 | Mouez GHARBI | Hugo POULET

Un groupe de professeurs investi dans le travail de liaison secondaire/supérieur a produit des propositions de séances destinées en AP aux élèves qui ont de l’appétence pour l’histoire et la géographie.
Il s’agit soit d’approfondissement, soit de "pas de côté", mobilisant des réflexions et des compétences qui seront ensuite développées au cours des études universitaires.
Ces propositions ont bénéficié du regard d’universitaires en poste dans les universités cristoliennes.

Les Lumières, un siècle de débats, en débat

Seconde AP

L’idée ou le choix

Il s’agit ici de proposer aux élèves d’entrer dans une période, ici l’Europe et la France des Lumières, pour en mesurer les évolutions et les mutations, à travers les grands enjeux favorisant un savoir et sa diffusion. Le cœur de ce travail doit permettre d’appréhender un laboratoire intellectuel et politique que l’on nomme les Lumières.
Ce moment peut inciter les élèves à marquer un temps d’arrêt pour mieux comprendre une époque et entrer en sympathie (ici au sens étymologique) avec un contexte, une société et ses acteurs.
En relation avec les grandes lignes des programmes du lycée, il est ici question de stimuler la réflexion et les apprentissages autour des grandes problématiques qui animent l’historiographie concernant le siècle des Lumières. Dès lors, il est nécessaire d’envisager ce grand moment de l’Histoire de France, de l’Europe et de l’Occident comme un objet polémique dans la communauté des historiens, sans en ignorer les prolongements idéologiques et même politiques. En somme, donner aux élèves les clés pour entrer dans les grands débats qui font l’écriture de l’Histoire et soulever les lignes de fracture qui traversent certains thèmes, comme le siècle des Lumières.

Rendez-vous avec le programme / classe concernée

En classe de Seconde, pour prolonger la réflexion autour de la leçon du chapitre 10, La montée des idées de liberté dans le grand thème 5 Révolutions, libertés, nations, à l’aube de l’époque contemporaine, il s’agit ici de prendre appui sur les Lumières pour aborder la problématique du thème et de la leçon, autour de ces nouvelles idées qui bousculent l’ordre ancien de la monarchie absolue de droit divin. Les idées des Lumières sont ici envisagées comme une propédeutique à la constitution d’une réflexion qui apporte aux hommes du XVIIIème siècle les outils pour repenser leur monde et la société. Le gros plan sur l’architecture d’une pensée, des acteurs de cette pensée et de sa réception, trouve de facto sa raison d’être dans cette séance.
Ce travail se destine aux élèves de seconde qui pourront utiliser leurs connaissances et les méthodes acquises dans le chapitre précédent, chapitre 9 du thème 4, Un nouvel esprit scientifique XVI-XVIIIème siècles, pour faire le lien avec les grandes découvertes de la Renaissance, elles-mêmes héritières des Anciens et d’une translatio studii, dans laquelle se mêlent des hommes et des cultures qui dépassent la simple Chrétienté. On peut alors envisager de placer au cœur de ce travail les notions de transfert d’idées ou de cultures, pour ne pas faire des Lumières un contexte fixe et l’ossifier, mais au contraire les aborder dans un champ d’étude plus vaste et à la croisée des grandes idées du XVIIème, des Révolutions anglaises et américaines.
D’ailleurs, on doit sûrement proposer un rapide point historiographique autour des thèses de Jonathan Israël sur la chronologie des Lumières, cf Spinoza et les Provinces-Unies… Voir bibliographie.
Il s’agit de suggérer aux élèves et aux professeurs d’organiser cette séance dans le cadre de l’aide personnalisée en classe de seconde, pour rester au plus près du programme et réutiliser les méthodes et capacités acquises lors d’une séance d’ECJS en manipulant les idées de libertés, de tolérance et de politique…

Explication et démarche

L’ambition est de sensibiliser les élèves au travail et aux méthodes de l’historien pour étudier une période, essayer de comprendre un temps, des hommes et des idées de façon objective, en confrontant des sources de différentes natures, pour offrir un discours et proposer une analyse au public.
Il s’agit pour cela de maîtriser l’espace géographique et la période ou le contexte concerné, confronter et critiquer des documents de natures différentes, les croiser et voir en quoi plusieurs textes peuvent proposer des orientations différentes par leur statut : texte épistolaire, présentation du projet encyclopédique, et texte littéraire qui éclaire une période. Repérer les idées et point de vue de l’auteur. Lire une image et savoir l’utiliser comme une source historique à part entière (retour sur le chapitre consacré à la Renaissance ou sur l’analyse de la fresque des frères Lorenzetti dans l’étude de cas consacrée aux pouvoirs urbains durant l’époque médiévale).
Pour lancer ce travail, on peut proposer aux élèves et aux professeurs de partir de l’exposition organisée à la Bibliothèque Nationale, qui à elle seule suggère déjà le débat à venir : Lumières ! Un héritage pour demain. Cette invitation nous permet d’entrer dans l’épicentre du sujet et sa problématique pour inaugurer le travail à venir. Il s’agit de donner aux élèves les moyens d’y trouver de quoi nourrir ou participer à la dispute historiographique, et suggérer combien l’Histoire comme son écriture sont source de polémique.

Le siècle des Lumières, un héritage pour demain.

La séance peut s’envisager en trois temps avec un travail en classe de 55mn :
 Dans un premier temps, les élèves au CDI, chez eux ou en salle multimédias s’exercent à la collecte des sources, en partant d’un tableau et du site de la BNF consacré à l’exposition : Le siècle des Lumières, un héritage pour demain.
 Avec les élèves, on organise ensuite un retour sur le XVIIIème siècle politique, économique, et à partir des textes proposés, une confrontation des sources, des auteurs, des points de vues, en engageant une critique de ces sources.
 Enfin, en partant d’un débat historiographique récent, avec l’analyse proposée par deux historiens, les élèves s’approprient les grands enjeux et problématiques autour de l’idée d’opinion publique. C’est ici le moment de mettre en relation le travail et l’analyse des sources avec la production historiographique contemporaine.

On peut ici prolonger le travail en exploitant les travaux des différents groupes autour des défenseurs et procureurs des Lumières, en respectant les idées et idéaux des penseurs du XVIIIème siècle, et en s’appuyant sur l’article d’Antoine Lilti. C’est aussi le moment de fréquenter une revue d’Histoire comme les Annales, en faire rapidement un petit portrait, les directeurs, les auteurs… Il s’agira de voir que l’extrait de l’article proposé met en tension des historiens sur leur façon de penser les Lumières.

1. Les Lumières, civilité et débat.

Document1.

  • Michel Barthélemy Ollivier (1712-1784)
  • Le Thé à l’anglaise servi dans le salon des Quatre-Glaces au palais du Temple à Paris en 1764.
  • Date:1764
  • Dimensions : Hauteur 530 cm - Largeur 680 cm
  • Support : Huile sur toile
  • Lieu de conservation : Musée national du château de Versailles, France.

Document 2.

Helvétius, De l’esprit, cité par Daniel Roche, La France des Lumières, page 401, Paris, Fayard, 1993.

« Pour plaire dans le monde il ne faut approfondir aucune matière, mais voltiger incessamment de sujets en sujets ; il faut avoir des connaissances très variées, et dès lors très superficielles ; savoir de tout sans perdre son temps à savoir parfaitement une chose, et donner par conséquent plus de surface que de profondeur. »

Questions.
1. Présentez le peintre. Expliquez le titre de ce tableau. Décrivez la scène.
2. Qui tient ce salon et quelle est la nature de cette sociabilité ?
3. Que traduit cette sociabilité ? Est-elle compatible avec l’image ou les a priori que l’on a lorsqu’on évoque le Siècle des Lumières ? Cette société est-elle représentative de LA société
4. Dans quelle mesure les propos d’Helvétius sont-ils un moyen de remettre en perspective cette sociabilité ? Document 2.
5. L’association de cette œuvre d’art et de ce texte vous permet-elle de mieux saisir cette société de l’esprit ? Ici à l’oral ?

2. Les Lumières, ordre ou désordre social ?

Document 2.
Extrait de Qu’est-ce que Les Lumières d’Emmanuel Kant, 1784. Kant accepte de répondre, après Mendelssohn, pour la Berlinische Monatsschrift de son ami Biester, à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Rappelons que Kant connaissait l’article, de façon assez vague, de Mendelssohn, mais ne l’avait pas lu avant de proposer sa réponse.

Emmanuel Kant Gravure par J. Chapaman Londres, 1812
Emmanuel Kant
Gravure par J. Chapaman
Londres, 1812
BNF, Estampes, N2 KANT, D 176093
© Blbliothèque nationale de France

« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.

Emmanuel Kant, Qu’est-ce que Les Lumières, VIII, 35, page 43, Paris, Flammarion, 1991

Questions :
1. Comment E. Kant définit-il les Lumières ? Cette vision de l’homme est-elle nouvelle ? Justifiez.
2. A la lecture de ce texte et de l’article « Encyclopédie » rédigé par Diderot, comment analysez-vous le point de vue et l’ambition de ces deux penseurs ? Allez sur le lien ci-dessous et cliquez sur la lettre E pour chercher l’article Encyclopédie.
3. A partir de vos connaissances, mettez en exergue les changements politiques et sociaux souhaités par les hommes des Lumières. Ce projet est-il dangereux dans le contexte d’une société d’Ancien régime, d’ordre, et d’un régime politique tel que la monarchie absolue de droit divin ?

http://www.lexilogos.com/encyclopedie_diderot_alembert.htm

"Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers"
"Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers" Éditée sous la direction de Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert

3. La possible naissance d’une opinion publique.

« Même dans ce contexte de censure et de contrainte, la conception de l’opinion conserve des aspects paradoxaux et ambigus. D’un côté, la méfiance se fait naturelle face à l’hydre dangereuse de l’opinion qui favorise le désordre, la révolte et la révolution, mais, d’un autre côté, le prince cherche le soutien de ses sujets en obtenant leur adhésion à ses projets, surtout si ces derniers exigent un financement et des efforts. Il rêve donc de se rendre favorable l’opinion. »

Lucien Bély (préface), pages 7-8, L’Opinion publique en Europe, Paris, Presse de l’Université de la Sorbonne, 2011

Rogier Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, pages 175-176, Paris, Seuil, 1987.
On peut utiliser ou consulter en complément les cartes des pages 223 et 252 de Pierre Goubert et Daniel Roche, Les français et l’Ancien Régime, tome 2, cultures et société, Paris, Armand Colin, 1984.
Et surtout, Daniel Roche, Le siècle des Lumières en province, Académies et académiciens provinciaux (1680-1789), Mouton, 1978, réed.1989, afin d’ouvrir la réflexion sur l’environnement culturel et intellectuel dans le reste du royaume.

Questions
1. A partir des analyses proposées par Lucien Bély, vous montrerez comment l’opinion publique est une clé qui permet à l’historien de comprendre la société du XVIIIème siècle.
2. Après avoir analysé ces deux tableaux, pouvez-vous dégager les principales lectures et leurs évolutions au sein de la noblesse parisienne et des noblesses citadines de l’Ouest de la France ? Que pouvez-vous en dire ? Ces lectures peuvent-elles être une source de remise en cause de la société d’Ancien Régime ? Si oui, Pourquoi ?
3. Quelles difficultés l’historien peut-il rencontrer dans ce travail ? Argumentez votre réponse.

Travail argumentatif à rédiger après la séance :

En prenant appui sur vos analyses et les documents, rédigez une réponse argumentée à la question suivante :

Pourquoi travailler sur l’opinion publique permet-elle à l’historien de mieux saisir la société du XVIIIème siècle ?

Afin d’approfondir et de soutenir ce projet argumentatif, le Professeur peut proposer aux élèves la présentation faite par Daniel Roche du Journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra pour approcher au plus près l’itinéraire et la vie d’un homme du XVIIIè siècle. Mettre ainsi en relation un individu et son époque, en ayant cette fois-ci le regard d’un homme de condition plus modeste que les grandes figures connues, incarnant à elles seules, par leur nom et leur réputation, les Lumières.

Journal de ma vie Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au 18e siècle ; présenté par Daniel Roche
Journal de ma vie Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au 18e siècle ; présenté par Daniel Roche

Pour aller plus loin.

Cette proposition peut inviter les élèves à ouvrir un objet historique en débat dans l’historiographie actuelle, pour mesurer combien l’Histoire et son écriture manipulent des sources d’une extrême diversité, avec un intérêt certain pour des questions comme la sociabilité ou l’opinion publique. C’est aussi un bon moyen pour les inciter à se saisir de cette problématique afin de questionner d’autres périodes, et les passer au tamis d’un travail historiographique constamment renouvelé… comme par exemple la citoyenneté dans l’Antiquité ou sa définition durant la Révolution française, voire pendant le premier XIXè siècle…
On peut ainsi leur proposer de s’appuyer sur une figure emblématique des Lumières, pour en dégager un itinéraire intellectuel qui s’inscrit dans la singularité de son temps, ou un personnage plus discret, comme Jacques-Louis Ménétra.

Il s’agit aussi d’offrir une vision aussi fine que riche sur une période, en montrant combien ces idées nouvelles et leurs auteurs ont posé les bases d’un monde ou d’une société en devenir, en écrivant l’Histoire d’une époque qui allait servir de modèle ou de repoussoir idéologique… Le professeur peut tout à fait envisager ces idées et cette société comme le ferment intellectuel des libertés à venir, défendues ou combattues à l’aube de la Révolution française. Il peut aussi partir d’un tableau mettant en scène un salon, avec en miroir Le Serment du jeu de paume, convoquant ici la peinture comme une source à part entière, afin d’en extraire les éléments sociologiques d’une société qui se conjugue au pluriel.

Enfin, avec un respect chronologique scrupuleux, ce travail peut ouvrir la voie à la parole et aux débats à propos des fondements de notre République, du projet européen et des principes qui animent les droits de l’Homme et leur défense à travers le monde. Il s’agit de proposer une possible réflexion sur l’universalisme des idéaux des Lumières, et de savoirs si ces derniers peuvent ou non être exportés.

Bibliographie :

Daniel Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993
Daniel Roche, Le siècle des Lumières en province, Académies et académiciens provinciaux (1680-1789), Mouton, 1978, réed.1989
Journal de ma vie, Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au 18è siècle, présenté par Daniel Roche, Montalba, 1982
Arnaud Maurepas, Florent Brayard, Les français vus par eux-mêmes, Paris, Robert Laffont, 1996
Pierre-Yves Beaurepaire, Le siècle des Lumières, Paris, Ellipse, 2011
Antoine Lilti, Le monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle, Paris, Fayard, 2005
Rogier Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, pages 175-176, Paris, Seuil, 1987.
Antoine Lilti, « Comment écrit-on l’Histoire intellectuelle de Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie », Annales Histoire, Sciences sociales 2009/1 (64e année), p.171-206
« Sciences et villes mondes, XVIème-XVIIIème siècles. Penser les savoirs au large (XVIème-XVIIIème siècles) », dossier de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine coordonné par Antonella Romano et Stéphane Van Damme, 2008/2-numéro 55-2
L’opinion publique en Europe (1600-1800), Association des Historiens modernistes des Universités françaises, Paris, Presse de l’Université Paris-Sorbonne, 2011
Stéphane Van Damme, A toutes voiles vers la liberté. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières, paris, Seuil, 2014

Source audio :

Émission Les lundi de l’Histoire du 14.04.2014 par Roger Chartier, avec Stéphane Van Damme, Antonella Romano et Antoine Lilti, pour évoquer l’ouvrage de S. Van Damme, A toutes voiles vers la liberté. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières

http://www.franceculture.fr/emission-les-lundis-de-l-histoire-l-ancien-regime-philosophique-2014-04-14

http://expositions.bnf.fr/lumieres/