Un renouveau historiographique : Vasco de Gama au prisme de l’histoire connectée

07 / 06 / 2015 | Mouez GHARBI | Hugo POULET

Un groupe de professeurs investi dans le travail de liaison secondaire/supérieur a produit des propositions de séances destinées en AP aux élèves qui ont de l’appétence pour l’histoire et la géographie.
Il s’agit soit d’approfondissement, soit de "pas de côté", mobilisant des réflexions et des compétences qui seront ensuite développées au cours des études universitaires.
Ces propositions ont bénéficié du regard d’universitaires en poste dans les universités cristoliennes.

Un renouveau historiographique : Vasco de Gama au prisme de l’histoire connectée

Objectifs :

Le travail proposé a pour ambition d’inviter les élèves à réfléchir aux enjeux historiographiques des questions abordées dans le programme d’histoire. La problématique de l’écriture d’une biographie constitue le fil rouge de cette étude.
S’inscrivant pleinement dans le programme du lycée, cette séance permet de faire avec les élèves un « pas de côté » destiné à favoriser une pratique réflexive sur le travail de l’historien
Découvrir le renouvellement historiographique d’une question par une communauté d’historiens, voir l’historien au travail et prendre conscience des enjeux intellectuels mais aussi politiques d’une discipline, tel peut être l’objectif d’une séance consacrée à la réécriture récente d’une biographie, celle de Vasco de Gama.

Rendez-vous avec le programme / Classe concernée :

Le programme de la classe de Seconde propose aux élèves de réfléchir aux rapports entre les Européens et le monde sur une longue période chronologique. Dans cette optique, la question des Grandes découvertes est traitée dans le thème 4 « Nouveaux Horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne » (L’élargissement du monde). L’accompagnement pédagogique du thème prévoit notamment l’étude d’ « un navigateur européen et (de) ses voyages de découverte ». La biographie de Vasco de Gama et l’étude des contacts entre les mondes européens et asiatiques s’inscrivent donc pleinement dans le parcours suggéré.
Naturellement, cette séance peut être menée avec des élèves de 1ère en s’appuyant sur leurs acquis de la classe de Seconde.
Le travail soumis ici au professeur et à ses élèves pourrait être conduit au cours d’une séance d’accompagnement personnalisée (en seconde mais aussi en première) ou d’un cours en effectif réduit afin de favoriser au maximum le dialogue avec les élèves.

Démarche :

ll s’agit ici de montrer l’historien au travail et de faire découvrir aux élèves que la réflexion historique n’est pas figée mais intimement liée aux problèmes de son temps. L’importance depuis une vingtaine d’années des études consacrées à l’ « élargissement du monde » se prête à l’analyse d’un courant historiographique mondial, celui de la World history ou « histoire connectée ».
L’invitation en 2014 de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam à la chaire d’histoire globale de la première modernité au Collège de France consacre à cet égard l’apport majeur de ces nouvelles perspectives historiographiques.
Cette invitation offre alors une accroche pédagogique pour un dialogue avec les élèves. Le page du site du Collège de France consacrée à la chaire occupée par l’historien indien permet d’impulser des questionnements sur l’histoire en train de se faire.

Histoire globale de la première modernité - Sanjay Subrahmanyam

https://youtu.be/Afrl8-cdawM

Le travail peut être mené en trois temps. Cette étude comprend un travail en classe de 55min
 En amont de la séance, en salle informatique ou chez eux, les élèves sont invités à analyser ce qu’est une recension à travers un exemple précis. Ils peuvent ainsi saisir comment la communauté des historiens travaille, et ce à travers l’exemple d’un renouvellement historiographique, celui de l’histoire connectée. Cette recension permet de décrire des méthodes historiques mais aussi de rappeler le contexte dans lequel s’inscrit le parcours de Vasco de Gama.
 En classe, après avoir rappelé le parcours de Vasco de Gama (grâce à une carte par exemple) les élèves sont invités à se confronter au travail des sources. Deux textes sont analysés et permettent de comprendre à quelles difficultés se heurte le biographe.
 Enfin, toujours en classe, l’analyse d’une préface permet aux élèves de mesurer les enjeux politiques, mémoriels de l’écriture de l’histoire en général, et de la biographie en particulier. Cette étude pouvant dès lors donner lieu à la rédaction d’une réponse argumentée pour la séance suivante.

I) Une définition de l’histoire connectée.

Extraits de la recension du livre de Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2001 par Philippe Minard. Recension parue sur le site de La Vie des Idées le 4 avril 2012.
(Source : http://www.laviedesidees.fr/Pour-l-histoire-connectee.html)

L’Histoire à parts égales
BERTRAND Romain, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2001

Extrait 1

« Le 22 juin 1596, quatre vaisseaux hollandais commandés par Cornelis de Houtman jettent l’ancre en rade du port de Banten, à Java. Ils sont venus chercher les précieuses épices, le poivre en particulier, dont l’accès leur est devenu bien difficile en Europe depuis que leur adversaire acharné, le roi d’Espagne Philippe II, est devenu aussi roi du Portugal. À Banten, Houtman et ses hommes découvrent une cité de 40 000 habitants, un kaléidoscope linguistique déroutant (on y parle javanais, malais, soundanais…), des marchands persans, gujaratis et chinois aux réseaux bien installés, et une société complexe en proie à d’intenses conflits politiques. Le paradoxe est que le tout premier contact passe alors par l’intermédiaire d’émissaires portugais envoyés par les autorités locales ! »

Extrait 2

« (…) voulant rendre compte des conditions de la rencontre sans adopter un point de vue qui serait nécessairement un parti pris, fût-ce involontaire, l’historien entend « naviguer » entre les deux mondes, aller de l’un à l’autre, pour maintenir la part égale entre eux. (…) L’enquête mobilise les livres de bord et récits de voyage européens, et toutes les chroniques insulindiennes disponibles, considérées à égalité de statut documentaire, en se gardant de toute condescendance anthropologique, quand bien même ces différentes sources relèvent de registres discursifs très variés. Les récits malais ou javanais s’affranchissent bien sûr des conventions de datation ou de description qui nous sont familières, mais les textes occidentaux ont aussi leurs propres conventions, qu’il faut tout autant objectiver et critiquer. S’il n’existe aucun récit bantenois de la rencontre avec les Hollandais comparable aux récits de voyages publiés en Europe, le constat d’une incontestable asymétrie documentaire ne doit pas conduire à renoncer à maintenir « la part égale » entre les deux univers : dans les deux cas, on doit pareillement restituer les logiques narratives et les biais idéologiques des sources. »

Questions :

1) Rendez vous sur le site de La vie des idées et, en vous aidant des différents onglets et de la page de la recension du texte ci-dessus (http://www.laviedesidees.fr/Pour-l-histoire-connectee.html) expliquez qui anime ce site et quels en sont les objectifs.
2) Qu’est-ce qu’une « recension » ? Quel est le sujet du livre de Romain Bertrand ?
3) Grâce aux extraits 1 et 2 expliquez quel est l’intérêt de la méthode historique mise en pratique par Romain Bertrand. En quoi cette méthode invite-t-elle à nuancer l’expression de « Grandes Découvertes » qui sert à désigner cette période ?

II) Comment écrire la biographie de Vasco de Gama ?

(Carte d’appui possible pour les élèves », L’Histoire, « Les Grandes Découvertes », n°355, juillet-août 2010, p.33)

Document 1

Extrait du Chant I des Lusiades de Luis de Camões (autour de 1525-1580) publiées pour la première fois en 1572 à Lisbonne. Luis de Camões, poète et aventurier portugais, a composé son œuvre en Inde.
Les Lusiades sont un long poème en huit chants qui retrace le voyage de Vasco de Gama et de ses compagnons. Les Lusiades sont les descendants de Lusus, l’ancêtre mythique des Portugais.

Os Lusíadas
Os Lusíadas. Couverture de la première édition (1572)

« Oyez : car vous ne me verrez pas, pour les louer, parer vos vaisseaux de ces prouesses vaines qu’invente la fable aux fictions menteuses, comme chez les Muses étrangères, avides de s’embellir. Les véridiques prouesses des vôtres sont telles qu’elles surpassent les exploits fabuleux qu’un songe a enfantés ; elles surpassent Rodomont et l’imaginaire Roger, Roland lui même, tout réel qu’il était .
En échange (…) je vous donne (…) cet illustre Gama qui s’arroge la renommée d’Enée. »

Les Lusiades (Os Lusíadas), édition bilingue, traduction R. Bismut, Paris, Robert Laffont, 1991

Document 2 :

Extrait d’un poème écrit par Mohamed ibn Abdul Aziz, rédigé dans les années 1570, intitulé Fath al-Mubin li al samiri al-lazi yuhibbu al –Muslimin (« Victoire manifeste pour le samiri, qui aime les musulmans »).
Ce poème, qui circula en Asie du Sud-est, couvre la période 1497-1571 et reprend les critiques des marchands musulmans de la région à l’égard de Vasco de Gama

« Le Franc est venu à Malabar sous l’apparence d’un marchand,/ Mais avec l’intention de tromper et d’escroquer./ Pour garder tout le poivre et le gingembre pour lui,/ Et ne laisser que des noix de coco pour les autres./ En l’année 903 après la migration/ Du Prophète, choisi parmi le genre humain,/ Le Franc apporta quelques présents au samiri/ Et demanda à être l’un de ses sujets./ En disant qu’il aiderait le pays à prospérer/ Et qu’il le défendrait contre ennemis et rebelles./ Le samiri le préféra entre tous les autres,/ Et rejeta les mises en garde de ses sujets,/ Qui disaient : Le Franc détruira nos terres./ Désormais, nos paroles se sont avérées,/ Car il se soumit comme un esclave puis,/ Ayant pris des forces, il se dressa,/ Et assujettit les terres du Hind et du Sind,/ Et jusqu’à la Chine : ce n’est pas un mensonge. »
…………………………………………..
Souverain hindou de Calicut

Cité par Sanjay Subrahmanyam in « Comment les Indiens ont découvert Vasco de Gama », L’Histoire, « Les Grandes Découvertes », n°355, juillet-août 2010

Questions :

1) Quelle image de Vasco de Gama se dégage de ces deux sources ? Dans quelle mesure ces textes cherchent-ils à dire la vérité sur Vasco de Gama ?
2) En analysant les dates, les auteurs et le genre de ces deux textes, expliquez à quelles difficultés se trouve confronté le biographe de Vasco de Gama.
3) En vous aidant de vos connaissances, quel type de sources pourrait être convoqué pour écrire la biographie de Vasco de Gama ?

III) Vasco de Gama, un enjeu aujourd’hui ?

Extrait de la préface rédigé par Sanjay Subrahmanyam pour l’édition française de son livre Vasco de Gama, Légendes et récits, Paris, Les Arènes, 2012 ( 1997 pour la première édition)

« A l’été [1997]la presse portugaise commença à s’agiter. Sous le titre « Vasco de Gama – made in India », un article déplorait que la première biographie importante de Gama qui coïncide avec le cinquième centenaire de son expédition ne fût pas l’œuvre d’un Portugais mais d’un Indien.(…) Quelques mois plus tard sont parus deux autres livres consacrés à Gama (…). Pourtant, ni l’un ni l’autre n’encourut au Portugal les critiques dont j’avais été la cible : il semblait donc que le problème tenait davantage à l’identité de l’auteur qu’à son propos. (…) En bref, la polémique portait sur « l’appartenance » de Gama dont plusieurs historiens portugais estimaient manifestement que c’était leur chasse gardée. Il m’était déjà arrivé que des archivistes de la Torre do Tombo refusent de me donner accès à des documents, sous prétexte qu’ils avaient été mis de côté pour un chercheur local. Au mieux, le traitement de ce sujet pouvait être confié à une nationalité neutre – un Français par exemple mais non au représentant d’un nationalisme concurrent, tel qu’un Indien pouvait en être soupçonné ».

Question :

1) Que vous apprend le témoignage de Sanjay Subrahmanyam sur
• Le travail de l’historien ?
• les enjeux politiques de l’histoire ? (vous analyserez en particulier la dernière phrase)

Travail argumentatif à rédiger après la séance :

En vous appuyant sur les apports des différents documents, rédigez une réponse argumentée à la question suivante :
Dans quelle mesure l’histoire globale propose-t-elle une vision décentrée du monde ?

Pour aller plus loin

Ce travail peut permettre de faire réfléchir les élèves sur le genre biographique en transposant ces apports théoriques à d’autres personnages étudiés en cours en classe de seconde ou de première.
Cette séance pourrait aussi déboucher sur un projet de rédaction d’une courte biographie d’un personnage choisi.

Au travers de la question du portrait, ou par l’approche des courants artistiques qui naissent des contacts entre civilisations à cette époque (art nanban par exemple), l’enseignant peut tout à fait intégrer ce travail à une étude type « histoire des arts » qui mettrait en lumière des enjeux communs à la représentation de soi et de l’Autre.

Ce travail peut enfin trouver un écho dans le cours de géographie sur les héritages européens dans les découpages du monde en vigueur aujourd’hui ou sur les conséquences intellectuelles et historiographiques de l’émergence des nouvelles puissances (Chine, Inde)

Bibliographie indicative

BERTRAND Romain, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2001
DOSSE François, Le pari biographique, écrire une vie, Paris, La Découverte, 2004
GRUZINSKI Serge, L’aigle et le dragon : démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard,2012
GRATALOUP Christian, L’invention des continents, Paris, Armand, Larousse, 2009
 Faut-il penser autrement l’histoire du monde, Paris, Armand Colin, 2011
SUBRAMANYAM Sanjay, Vasco de Gama, Légendes et récits, Paris, Les Arènes, 2012
 Comment être un étranger : Goa-Ispahan-Venise, XVIe - XVIIIe siècles, Alma, 2013
 « Comment les Indiens ont découvert Vasco de Gama », L’Histoire, n°355, juillet-août 2010
 « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », RHMC, 2007/5, N° 54bis
TESTOT Laurent (éd.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Paris, Seuil, 2008.
Source audio :
 Une courte présentation du parcours de S. Subrahmanyam à travers son invitation à l’émission de Sylvain Bourmeau, La Suite dans les idées en janvier 2014
Source :http://www.franceculture.fr/emission-la-suite-dans-les-idees-sanjay-subrahmanyam-un-historien-indien-au-college-de-france-2014-0