Enseigner "les enjeux de Schengen et du contrôle aux frontières"

09 / 02 / 2021 | Webmestre

Cet article reprend une proposition pédagogique élaborée dans le cadre du séminaire des formateurs de l’académie de Créteil. Il a par ailleurs été publié dans le dernier numéro de la revue Echelles.

Auteur : Sebastian Jung, lycée Albert Schweitzer, Le Raincy

En invitant à étudier au sein d’un même jalon le point de vue d’acteurs institutionnels européens (« Les enjeux de Schengen et du contrôle aux frontières ») et d’acteurs privés cherchant à trouver refuge dans l’Union européenne (« Venir en Europe, passer la frontière »), le programme de la spécialité Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques de la classe de première met en tension un sujet politique débattu à l’échelle européenne et mondiale, tout comme un enjeu majeur du futur. Si les représentations (en particulier cartographiques) jouent un rôle clef dans ces débats, la séquence vise à interroger leurs productions moins d’un point de vue méthodologique ou cartographique (au cœur des programmes obligatoires) que sous l’angle d’une analyse des données (c’est-à-dire des sources) à l’origine des représentations. Car à l’heure des big data et d’une lecture du monde par les chiffres, la question migratoire, en particulier celle des disparus et morts lors de leur exil vers l’Union européenne, pose la question de la récolte des données, et ainsi des acteurs en jeu. Dans cette tension, les frontières apparaissent comme des discontinuités réelles et symboliques, juridiques et vécues, tout comme des obstacles absolus et dramatiques, dont le tracé ne correspond pas nécessairement aux représentations communes. En proposant un travail autour des données et une invitation à représenter de manière autonome et libre les analyses effectuées, la séquence vise non seulement à réinvestir les acquis du thème 3, mais à placer les élèves dans une situation d’enquête scientifique, propice à favoriser une expression orale construite et argumentée.

Retrouvez la carte sur l’application web dédiée, Venir en Europe, trépasser en chemin, à l’adresse https://arcg.is/188zj0.

Mise en œuvre

Problématiser un intitulé complexe

Le premier jalon de l’objet de travail conclusif du thème 3 pose dans son intitulé même des exigences méthodologiques : comment aborder dans un même raisonnement le point de vue des acteurs institutionnels européens à travers l’espace « Schengen et [le] contrôle aux frontières » et celui des migrants, « Venir en Europe, passer la frontière » ? Se pose la question très concrète des attendus : tracer les contours de l’espace Schengen, connaître les accords supplémentaires (dont Dublin III), tout comme ses remises en cause depuis 2015 avec les enjeux politiques et géopolitiques internes à l’Union européenne ; connaître les principaux chemins migratoires vers l’Union européenne, appréhender ce que signifie passer et ne pas passer la frontière.
Se pose surtout la question du point de vue : s’il s’agit bien de donner des « clefs de compréhension du monde passé et contemporain », l’enseignement de spécialité ne saurait se réduire à l’étude d’un moment t, dont les interprétations ne seraient plus valables quelques années plus tard, voire déjà passées. Et puis : comment appréhender le phénomène migratoire sous l’angle des expressions « venir en Europe, passer la frontière » indiqués dans le programme ? S’il s’agit d’envisager les migrations du point de vue des migrants, se pose alors la question scientifique de l’individuel et du général : l’approche pédagogique par identification nous semblant être à exclure, demeurent deux entrées, celle de la micro-approche qui vise à généraliser à partir d’une étude de cas, celle macro par les chiffres. Toutes deux ont leurs limites : la première le manque de représentativité des multiples parcours ; la seconde une généralisation trop importante faisant disparaître l’humain derrière des numéros et pourcentages. L’approche par les données semble être une manière d’aborder et une vision globale à petite échelle et une vision à hauteur d’individus à très grande échelle.
Le choix a été fait de traiter rapidement la première entrée du sujet : en proposant une activité reposant sur la capacité à « transposer un texte en croquis » indiquée dans les programmes du tronc commun, il est possible de faire représenter aux élèves les grands enjeux de l’espace Schengen au lendemain de la « crise migratoire » de 2015 et ainsi d’interroger la représentation des frontières comme un enjeu des politiques migratoires.

Lire, analyser et représenter des données sur les morts et les disparus durant leur chemin vers l’Union européenne

En admettant que la frontière constitue une discontinuité pour les hommes pouvant entraîner la mort, étudier la manière dont les hommes viennent en Europe et passent la frontière peut être abordé sous l’angle des décès et disparitions. Cette approche est certes incomplète et doit être nuancée par l’enseignant : d’une part parce qu’elle n’envisage pas l’immigration dite légale, d’autre part parce qu’elle ne prend pas en compte l’arrivée en Europe et les frontières intra-européennes (qu’elles soient territoriales, immatérielles ou symboliques). Les données sur les disparus et morts sur le chemin de l’immigration constituent pourtant une entrée riche et complexe sur les différents aspects d’une frontière, les enjeux géopolitiques en Afrique du Nord et au Proche Orient tout comme un exemple privilégié des questions que posent la récolte, l’usage et la représentation de données.
Si de nombreux documents peuvent servir d’accroche, il semble préférable d’éviter une représentation cartographique, qui risque d’influencer le travail de représentation qui est demandé aux élèves en fin de séance. La lecture d’un extrait d’une interview du géographe Olivier Clochard peut servir de base pour problématiser la question de la récolte des données et des acteurs publics et privés en jeu.
Les élèves sont ensuite placés par groupes en situation d’analyse d’un tableau de données sur les morts et disparus, récolté par l’OIM. Le travail vise à questionner la manière dont les données ont été récoltées par l’OIM et quelles sources permettent d’identifier les morts et les disparus (acteurs publics et acteurs privés, en particulier les médias) – chaque ligne étant sourcée. Il interroge la fiabilité des sources, classées par l’OIM en cinq catégories. Une dernière consigne, volontairement ouverte, vise à appréhender les catégories choisies, et à formuler des hypothèses sur la question d’une analyse des frontières par les décès et disparus, tout en montrant la nécessité de passer par une lecture cartographique de ces données pour les comprendre. Il s’agit ainsi de placer les élèves face à un exemple de données ouvertes et de leur permettre de s’interroger sur la création de ces données. Les sources renvoyant à des hyperliens souvent en anglais, parfois dans d’autres langues, l’enseignant veillera à ce que les élèves puissent utiliser un dictionnaire en ligne si nécessaire.
En intégrant le fichier sur la visionneuse ArcGIS Online, le passage d’un tableau Excel à une représentation cartographique peut être visualisé par les élèves.

Un tableau d’analyse, classé par échelle et interrogeant les routes migratoires, les lieux de passage qui entraînent la mort ou encore les types de frontière à partir des causes de la mort, permet de guider les élèves dans la lecture et l’analyse des données cartographiées. Les consignes doivent néanmoins rester assez ouvertes afin que les élèves puissent réinvestir les éléments étudiés dans les axes 1 et 2 du thème et être placés dans une situation d’enquêteur formulant des hypothèses. La réalisation d’une carte simple sur un fond de carte sans frontières étatiques ne vise pas à s’inscrire dans un travail cartographique, mais à obliger les élèves à proposer une représentation de leur interprétation des données, interprétation ensuite justifiée à l’oral par les élèves (frontières situées à l’extérieur de l’Union européenne, rôle clef joué par quelques États comme la Libye ou la Turquie, passages clefs comme Gibraltar, apparition de routes migratoires…). La confrontation entre hypothèses permet de valider ou invalider les propositions, que l’enseignant enrichira notamment à travers la question de l’externalisation de la politique migratoire par les États de l’UE.

Compléter, nuancer et évaluer
La question des données peut être réinvestie pour interroger les franchissements légaux des frontières avec un visa. Le caractère discriminant des frontières peut ici être aisément abordé à travers des sources institutionnelles, qui se servent des données pour réguler des flux migratoires aux enjeux économiques et politiques (quotas sur les visas de longue durée, visas touristiques de courte durée).
Demeure une lacune : en envisageant le franchissement et le chemin migratoire d’un point de vue d’acteurs institutionnels (OIM, États) ou privés européens (médias, ONG), la voix des migrants est absente. Qui plus est, ces acteurs risquent d’être envisagés par les élèves de manière passive. Une lacune que la parole de l’enseignant peut certes limiter et compléter par un site recueillant des témoignages , mais pas combler. Une question du point de vue qui mérite d’être explicitée avec les élèves : pour des raisons scientifiques évidentes, dans une optique citoyenne essentielle.