Etudier les relations entre urbanité et ruralité à travers le cinéma

01 / 02 / 2024 | Laurent Pech

Le film Place publique (Agnès Jaoui, 2018) met en scène un ensemble de personnages représentant des urbains, parisiens, regroupés dans une résidence de campagne. Il peut être une source d’étude de plusieurs phénomènes de recomposition d’un espace rural dans le cadre des programmes de géographie en collège comme en lycée.
L’article propose quelques clés et un séquençage afin de mener une étude de cas avec les élèves
Cinq séquences sont présentées, décrites et analysées avec leurs enjeux géographiques. Elles sont regroupées en deux grands thèmes d’étude pouvant être travaillés en cours de géographie : les représentations mentales d’urbains sur l’espace rural puis le conflit de modes de vie entre agriculteurs et néo-ruraux.

Etude menée à partir du film Place publique, A.Jaoui, 2018

Fiche technique succincte :
Place publique, 2018
 Réalisation : A.Jaoui
 Scénario : A.Jaoui, J-P.Bacri
 Production : SBS films, Altice Studio, France 2 Cinéma (France)
 Durée : 1h38’
 Distribution (personnages apparaissant dans les passages choisis pour l’étude) : Nathalie (propriétaire de la maison, productrice de télévision) : Léa Drucker ; Hélène (sœur de Nathalie) : Agnès Jaoui ; Castro (présentateur de radio) : Jean-Pierre Bacri ; Vincent (compagnon d’Hélène) : Eric Veillard ; Guy (agriculteur bio) : Grégoire Oestermann ; M. et Mme Delavenne (couple d’agriculteurs voisin de la propriété) : Marie-Agnès Brigot et Michel Masiero

Synopsis rapide :
Nathalie organise une grande pendaison de crémaillère dans sa résidence qu’elle vient d’acheter dans une campagne relativement proche de Paris. Une galerie de personnages parisiens et locaux se côtoient dans la grande maison et le vaste jardin de la propriété.

Place dans les programmes :

  • Géographie 3e :
    • Thème 1 : Dynamiques territoriales de la France contemporaine.
      • Séquence 1 : Les aires urbaines, une nouvelle géographie d’une France mondialisée.
  • Géographie 1ère :
    • Thème 3 : Les espaces ruraux : multifonctionnalité ou fragmentation ?
      • Question spécifique sur la France : La France : des espaces ruraux multifonctionnels, entre initiatives locales et politiques européennes.

Compétences travaillées :

  • CRCN : Gérer et traiter des données
  • Exercer son esprit critique, faire preuve de réflexion et de discernement
  • Analyser et comprendre les organisations humaines et les représentations du monde

Intérêt géographique du film :
Le film relate une fête rassemblant en majorité des populations urbaines parisiennes dans une grande maison nouvellement achetée. Le lieu n’est jamais défini, il est localisé sur la commune fictive de Saturnin. On peut le situer dans un espace rural en lointaine couronne périurbaine de la capitale, « à 35 minutes de Paris » selon la propriétaire.
Le film offre une mise en scène du contact entre des populations urbaines et des populations rurales d’agriculteurs, relations chargées de conflits mais aussi d’imaginaires. Il permet ainsi d’aborder la question des perceptions et représentations de l’espace rural par des urbains.
Par ailleurs, cet évènement a la particularité de réunir des personnalités très médiatiques du show business (un présentateur radio vedette, Castro, une productrice d’émissions de télévision, Nathalie, un jeune chanteur à succès sur les réseaux sociaux, Biggistar, ou un acteur en pleine ascension, Thomas). La fête prend donc parfois les apparences d’un cocktail mondain de très haut niveau financier et social, ce qui accentue l’écart avec les agriculteurs qui font irruption lors de cet évènement.

Notions abordées :

  • conflits d’usages
  • couronne périurbaine
  • gentrification rurale
  • Habiter
  • mobilités
  • néo-ruraux
  • perception de l’espace

Les représentations mentales d’urbains sur l’espace rural :

11’45’’ à 12’15’’ : Le mode de vie urbain face au mode de vie rural.
Hélène est en voiture avec son compagnon Vincent. Alors qu’elle arrive devant la propriété de sa sœur Nathalie, elle s’adonne à un jugement critique sur le choix de sa sœur d’aller vivre à la campagne. L’urbaine évoque les aménités de la campagne selon l’imaginaire urbain : « les oiseaux, la campagne, très bien » mais n’imagine pas Nathalie vivre ici en permanence, elle qui est une « citadine ».
Ce court passage peut être le support d’une discussion sous forme dialoguée sur les représentations des élèves : quelles caractéristiques permettraient de définir le mode de vie urbain ?

19’25’’ à 19’35’’ : La question de la distance à Paris :
Cette séquence est à associer à la précédente. Les retrouvailles entre Hélène et Nathalie donnent lieu à un échange sur la distance à Paris. Nathalie soutient que sa maison n’est qu’à 35 minutes de Paris, ce à quoi Hélène lui rétorque que cette durée est « à vol d’oiseau », sous-entendant que le trajet est bien plus long pour relier les deux lieux en voiture. Cette remarque énerve particulièrement la toute récente néo-rurale, d’autant qu’elle revient de façon récurrente durant le film (à 35’30’’ par exemple).
La scène donne à voir l’enjeu social de la distance au centre, cet enjeu est même une source de tension. Nathalie voudrait mettre en valeur la qualité de sa nouvelle vie : le calme, l’espace offert par son grand jardin, mais elle ne s’accommode pas de la distance importante avec la ville-centre dans laquelle son activité professionnelle se déroule et où tous ses amis vivent.

16’45’’ à 17’30’’ : Une agriculture idéalisée par les néo-ruraux ?
Cette scène permet d’introduire trois personnages locaux, trois agriculteurs aux trajectoires très différentes dans ce film. M. et Mme Delavenne apparaissent pour la première fois, ce sont des agriculteurs qu’on pourrait appeler traditionnels. On sait qu’ils exploitent notamment un élevage bovin (cf séquence suivante). Ce couple d’agriculteurs est marginalisé au sein de la fête dès son apparition. En effet, leur arrivée se fait en arrière-plan, comme un évènement anecdotique. On apprend rapidement qu’ils n’ont pas été invités à l’évènement. Enfin, Nathalie coupe court à une conversation avec eux et marque le rejet en s’éloignant. Le mouvement de caméra qui suit Nathalie pour laisser les Delavenne dans l’arrière-plan flou achève la marginalisation de ces personnages.
Au contraire des Delavenne, un autre personnage d’agriculteur semble avoir eu droit de cité dans ce lieu de fête. Guy est bien un participants invité par Nathalie. Il est agriculteur, producteur de légumes « bio ». C’est le discours de Nathalie, l’urbaine, sur cet agriculteur qui est intéressant. Elle s’est prise de passion pour ce personnage parce qu’il représente le petit producteur local chez qui peut se réaliser un circuit court : elle achète des tomates et autres chez lui. Ce rapport direct est associé à l’image d’une agriculture idéalisée par Nathalie selon son prisme urbain : elle associe à cet homme des valeurs comme la douceur, la poésie (pour un pot de miel que Guy lui a offert à son arrivée dans le village) et l’« authenticité » qui dépeignent un tableau plus bucolique que réellement rural. Le personnage de Guy représente en effet ce que Gilles Laferté appelle le « producteur en Amap », une image d’agriculteur en opposition à la logique productiviste et proche des aspirations environnementalistes actuelles de nombreux urbains [1].

Le conflit de modes de vie entre agriculteurs et néo-ruraux :

28’30’’ à 29’ : premier conflit entre Nathalie et M.Delavenne :
Il s’agit ici de la deuxième incursion de M. et Mme Delavenne, le couple d’agriculteurs voisins. Cette séquence permet de travailler sur le conflit d’usages entre les néo-ruraux et les populations rurales travaillant dans le domaine de l’agriculture. M. Delavenne se plaint du bruit que fait la fête, il explique que sa femme et lui se lèvent tôt le lendemain pour travailler. L’écart de mode de vie est ici clairement sensible entre un évènement de loisirs (une pendaison de crémaillère) et un rythme tourné vers le travail qui s’entrechoquent dans un même temps et un espace partagé (la vallée dans laquelle se situe le village, citée par M. Delavenne).
On peut ajouter en contrepoint que par la suite, Nathalie se plaint des aboiements d’un chien au loin, ce bruit animal renvoie vraisemblablement à la ruralité – voire une activité agricole – représentée par les Delavenne [2] .

1h02’ à 1h03’20’’ : deuxième conflit entre Nathalie et M.Delavenne :
Cette séquence fait monter la tension entre les protagonistes. Les voix s’élèvent et s’invectivent durement cette fois-ci. M.Delavenne revient une fois la nuit tombée alors que la fête se poursuit. Nathalie et M.Delavenne entament un échange virulent qui fait ressurgir l’écart conflictuel entre le mode de vie urbain et le mode de vie d’un agriculteur : pour l’urbaine Nathalie, le samedi soir ne pose pas de souci pour organiser une fête, M.Delavenne rétorque qu’il travaille également le dimanche : « y a pas de dimanche ici, les bête elles savent ce que c’est le dimanche, alors elles font pas la grâce matinée, il faut s’en occuper ! » L’écart entre un usage récréatif du weekend et une continuité du travail agricole cristallise l’incompréhension et donc la tension entre les deux personnages.
La différence des deux modes de vie est renforcée par un écart social important entre le personnage de Nathalie, cadre supérieur dans les médias aux revenus élevés, M.Delavenne, agriculteur laborieux. Cet écart est formalisé dans cette séquence : M.Delavenne surnomme en effet Nathalie « comtesse » et associe la moquerie à une mise en garde : « on n’est pas à Paris ici, vous arrivez là et vous vous croyez tout permis ! » puis « vous nous prenez de haut, vous décidez de tout et nous on peut rien dire, mais un jour vos petites élites on s’en occupera ! » On peut penser que dans cet échange s’exprime une forme de gentrification rurale, c’est-à-dire d’entre-soi créé par des nouveaux habitants bénéficiant d’un capital économique et social nettement supérieur à la population locale [3].
D’un point de vue cinématographique, cette inégalité socio-économique est mise en scène de façon exagérée par la distinction physique entre les Delavenne et les personnages de la fête. Le couple d’agriculteurs est habillé de façon moins recherchée et soignée, plus modeste en comparaison des robes et costumes des invités. Il faut cependant nuancer cette image d’agriculteurs qui correspond à une intrigue, dans un territoire fictionnel particulier. Il convient d’expliquer aux élèves que les espaces ruraux sont de nature très variée et que la sociologie des agriculteurs est bien plus complexe que ce que le film montre et que certains espaces agricoles, certains exploitants agricoles possèdent des revenus très élevés et associent à ceux-ci un train de vie et des modes de vie très différents de ceux des Delavenne [4] comme cela peut être le cas pour les grands céréaliers de Beauce ou de Champagne, ou les viticulteurs des côteaux du Champagne (près d’Epernay ou Sézanne), situés à la limite est de l’aire urbaine parisienne.

La tension finit par toucher son climax lorsque M.Delavenne revient une troisième fois sur la propriété de Nathalie, armé d’un fusil cette fois, et tire sur le matériel de sonorisation (enceintes, éclairage de la petite scène musicale).

Le film permet donc d’observer deux modes de vie et deux façon de se représenter l’espace, l’un plutôt emprunt d’urbanité, l’autre plutôt marqué par la ruralité. Ils se distinguent sur la question de la temporalité et de la nature des activités des personnages, entre espace de loisir d’un côté et espace professionnel de l’autre. Ils se distinguent aussi sur la perception des nuisances sonores. Les perceptions de l’espace par les deux personnages, Nathalie et M.Delavenne, témoignent de deux modes d’habiter en opposition, ils sont suffisamment contradictoires et concurrents pour créer un conflit au sein de cet espace partagé.

Pour mener pleinement une étude sur la question des recompositions des espaces ruraux, cette étude doit d’abord être contextualisée spatialement :
Les élèves font face à un schéma théorique d’une aire urbaine et formulent une hypothèse sur la situation géographique de ce village fictif de Saturnin.
S’agissant d’une commune de la couronne périurbaine, peu urbanisée mais touchée par des installations de néo-ruraux, le travail peut être précisé en prenant un exemple réel que les élèves étudient à travers une lecture cartographique et d’images satellites.
Le site Géoportail permet d’associer et de comparer des cartes IGN actuelle et des années 1950, mais aussi d’occupation des sols. https://www.geoportail.gouv.fr/carte
Je propose par exemple l’étude du territoire de Marcoussis, en Essonne : on constate des formes d’étalement urbain sous forme de pavillonnaire qui côtoient des exploitations agricoles. Par exemple sur les lieux dit "La Ronce" ou "Le Gué".
Le site remonterletemps mis en place par l’IGN est un bon outil, facile d’accès et ludique qui peut être mobilisé pour réaliser la comparaison entre l’ancien et l’actuel, on n’y dispose cependant pas d’autres cartes permettant de voir les exploitations agricoles.
https://remonterletemps.ign.fr/comp...

[1Laferté G., « Loin de ‘l’éternel paysan’, la figure très paradoxale de l’agriculteur français », in The Conversation, 13 octobre 2021. https://theconversation.com/loin-de-leternel-paysan-la-figure-tres-paradoxale-de-lagriculteur-francais-169470

[2On peut nourrir cette réflexion avec les conflits de voisinage autour des chants de coq, comme l’affaire du coq Maurice sur l’île d’Oléron : Torre A., « Coq Maurice et autres ‘bruits de la campagne’, une vision fantasmée de la ruralité », in The Conversation, 25 novembre 2019. https://theconversation.com/coq-maurice-et-autres-bruits-de-la-campagne-une-vision-fantasmee-de-la-ruralite-127241

[3Depraz S., « Les nouveaux bourgeois des campagnes : vers une éviction rurale ? », Les Cafés Géo, janvier 2017. http://cafe-geo.net/les-nouveaux-bourgeois-des-campagnes-vers-une-eviction-rurale/ . Pour la discussion sur cette notion, on peut consulter le bon article de G.Tommasi sur le site Géoconfluences : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/gentrification-rurale

[4Gilles Laferté parle d’« embourgeoisement » de certaines populations d’agriculteurs qui orientent leurs activités vers des tâches de gestion et d’administration et font réaliser à leurs enfants des études supérieures plus longues. Laferté G., L’embourgeoisement : une enquête chez les céréaliers, Raisons d’agir, 2018.

 

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